Gratuité interdite

J’ai vu, dit-il, la Cité de la Justice nue. Transparente, cristalline, durement lumineuse, elle ressemblait à un immense iceberg avec des formes géométriques et des arêtes tranchantes.

A l’intérieur, tout était rigoureusement proportionné , sans fantaisie, ni surprise. L’harmonie frappait le regard, mais il régnait un froid que nul ne parvenait à dissiper. Les hommes y vivaient sous le régime des balances et de l’épée, dans l’égalité absolue des échanges.

La loi interdisait toute gratuité. Il était, par exemple, interdit à un citoyen de rendre service à un autre sans recevoir un service correspondant ou, à défaut , un paiement monétaire.

C’était la Cité de la pure Justice, de la Justice nue, de la Cité des balances et de l’épée. Ses habitants, ne connaissant qu’elle, n’avaient même pas l’idée d’un autre genre de vie. Habitués, ils obéissaient aux lois et à la maxime inscrite sur tous les bâtiments publics : »donnant, donnant ».

Ils souffraient pourtant. Il y avait dans leur âme, comme une grande absence. Mais ils n’auraient pu définir les raisons du malaise qui gâtait leurs jours et troublait les rêves de leurs nuits .

Un jour, une jeune fille apprit que son jeune voisin était à l’hôpital, frappé d’un mal mystérieux qui demandait de constantes transfusions de sang. Elle se rendit à l’hôpital, une rose blanche à la main.

En chemin, elle rencontra un enfant qui jeta un regard d’envie sur cette fleur. Elle la lui donna. Les passants la rabrouèrent :

  • Petite sotte !…Pourquoi donner la rose à ce gamin, il ne t’a rien demandé et ne t’a rien donné en échange.

Elle répondit :

  • Parce que cela lui fait plaisir…

Alors, un coup de tonnerre résonna.

Un peu plus loin, elle vit un vieillard qui méditait tristement sur le pas de sa porte. Elle alla vers lui et l’embrassa. Le vieillard se mit à pleurer de joie. De nouveau, les passants l’interpellèrent :

  • Ce que tu as fait est contraire à la justice : nous devrions te dénoncer. Pourquoi as-tu donné un baiser à ce vieillard qui ne te demandait rien ?…

Elle répondit :

  •  Parce qu’il était dans la solitude.

De nouveau, un coup de tonnerre retentit.

Arrivée à l’hôpital, elle dit :

  • Je veux donner mon sang à mon voisin !
  • Ta demande est stupide : pourquoi ton sang ?
  • Parce que je l’aime…

Alors, un troisième coup de tonnerre éclata, terrible.

Et la Cité s’écroula dans un fracas de ses verres brisés et de ses charpentes métalliques.

Car l’Amitié est plus puissant même que la Justice. Qui peut comprendre, comprenne…